TERRAIN: Lesbiennes et VIH (Des besoins de santé ignorés)

La rareté de la transmission sexuelle du VIH entre femmes, les postulats erronés sur la sexualité des lesbiennes et l’invisibilité dont elles souffrent, expliquent l’absence de prise en compte de leurs besoins spécifiques en matière de santé.

La question du VIH et des lesbiennes, considérées comme peu exposées aux risques de contamination par le virus, a fait l’objet de débats récurrents. De nombreuses associations lesbiennes soulignent l’insuffisance des recherches les concernant, un manque d’intérêt constaté par l’Ilga (1) dans son récent rapport sur la santé des femmes lesbiennes et bisexuelles dans le monde. « En raison de l’invisibilité qui les touche et étant donné le nombre très limité des recherches, je ne pense pas que l’on puisse affirmer que les lesbiennes ont peu de risques d’être contaminées par le VIH », estime Patricia Curzi, coordinatrice du projet femmes au sein de l’Ilga.

Risques

Les enquêtes socioépidémiologiques ne prennent de fait souvent pas en compte les lesbiennes, et si les travaux se sont multipliés dans les pays anglo-saxons sur les femmes lesbiennes et bisexuelles, on trouve très peu de recherches similaires ailleurs (2). Toutes révèlent néanmoins une faible prévalence du VIH chez les lesbiennes. La transmission sexuelle du virus entre femmes s’avère très rare, seuls un ou deux cas recensés en font état. « Les études ne sont certes pas nombreuses, mais il existe quand même plusieurs enquêtes avec des résultats cohérents, et l’ensemble de la littérature sur le sujet aboutit aux mêmes conclusions, remarque Brigitte Lhomond, sociologue au CNRS. De nombreux travaux épidémiologiques, menés essentiellement aux Etats-Unis, attestent de la très grande rareté de la transmission du VIH lors des rapports sexuels entre femmes ». Cette rareté, liée à l’urgence sanitaire qui touchait les homosexuels masculins dans les débuts de l’épidémie, explique les réticences qu’a pu susciter au sein même des associations de lutte contre le sida, la mise en place d’une prévention spécifique pour les lesbiennes. Il faut attendre la fin des années 80 pour voir paraître les premières brochures qui leur sont destinées. (3) Mais pour faibles qu’ils apparaissent, les risques de contamination ne sont cependant pas nuls, et surtout, ils dépassent la seule approche de la transmission sexuelle entre femmes. « Outre les risques accrus en période de règles ou lors de l’utilisation et l’échange d’objets pénétrants sans protection, on oublie souvent que les lesbiennes peuvent avoir, occasionnellement, des relations avec des hommes, souvent gays ou bisexuels », remarque Coraline Delebarre, coordinatrice des pôles Gay et Etudiant au Kiosque infos sida.

Approches

Brigitte Lhomond, qui a réalisé plusieurs études sur les lesbiennes et le VIH, basées principalement sur des enquêtes américaines et italiennes, souligne les ambiguïtés pouvant exister dans la façon d’appréhender la question. L’une d’elles concerne la terminologie parfois adoptée lors des enquêtes : « Etant donné que certaines lesbiennes ont de temps en temps des rapports avec des hommes, qui désigne-t-on comme lesbiennes ? Seules celles qui n’ont des relations qu’avec des femmes ? Et dans ce cas, à partir de quelle date ? » (4). La chercheuse relève par ailleurs la confusion souvent opérée, entre transmission sexuelle entre femmes et contamination des lesbiennes par le virus. Des études ont ainsi montré que les risques se situent avant tout dans les modes de sociabilité de certaines femmes lesbiennes et bisexuelles, dans la consommation de drogues injectables et les relations sexuelles non protégées avec des hommes (5). « Les risques sont bien dans les pratiques et les modes de vie des femmes qui ont des relations avec des femmes, quelle que soit leur autodéfinition, leur identité ou leur perception d’elles-mêmes, [et ne résident pas dans] leurs relations homosexuelles qui sont pourtant ce qui les définit comme groupe (6), explique Brigitte Lhomond. Plutôt que de se focaliser sur la transmission sexuelle entre femmes, il semble nécessaire de prendre la juste mesure des autres risques » (7).

Désintérêt

D’une façon plus générale, le refus de prendre en compte les pratiques sexuelles et les modes de vie des lesbiennes, peut avoir une incidence sur leur santé globale. « Les lesbiennes ont intégré le discours d’une sexualité sans risques, du coup elles se pensent non seulement à l’abri du VIH, mais aussi des autres IST, constate Clotilde Genon, chargée de projets de prévention gay et lesbienne au CRIPS (8) et conceptrice du site Internet destiné aux lesbiennes, “L” (9). « La vraie problématique n’est pas le VIH, sur lequel il faut cependant maintenir un discours, mais l’absence de prise en compte de la santé des lesbiennes en général. Lors des formations que je fais sur le sujet, je parle surtout de la transmission des vaginites, de l’herpès, du papillomavirus, et j’aborde également le problème des drogues, des violences et de l’estime de soi ». Les lesbiennes s’avèrent en effet tout autant – et davantage pour les vaginites – sujettes aux infections vaginales que les femmes hétérosexuelles. « Mais il est très difficile de toucher les lesbiennes en dehors des militantes, que ce soit sur le VIH ou les autres questions, déplore Clotilde Genon. Et il n’y a pas de volonté claire de financer des projets sur la santé des lesbiennes. Les institutionnels expliquent qu’ils ont besoin de données épidémiologiques, de statistiques, or celles-ci n’existent pas ». Le sujet intéresse manifestement peu les organismes de santé en France, qui ne réalisent pas d’études sur les besoins spécifiques des lesbiennes. « Les subventions en direction de la communauté LGBT se concentrent sur la question du VIH, qui concerne principalement les hommes gays, explique Coraline Delebarre. La lutte contre le VIH s’est traduite par une focalisation sur la sexualité et la santé des homosexuels masculins. » Un constat rencontré dans la plupart des pays, selon le rapport de l’Ilga. Ainsi à ACON, association australienne de promotion de la santé au sein de la communauté LGBT, on explique qu’en raison des difficultés pour collecter des fonds pour des projets destinés aux lesbiennes, l’association ne peut « offrir la même gamme de services et ressources pour la santé des lesbiennes que pour celle des gays ».

Hétérocentrisme

Faute d’informations, beaucoup de lesbiennes pensent par exemple qu’elles n’ont pas besoin d’aller chez un gynécologue, dans la mesure où elles ne prennent pas de contraception. Le suivi gynécologique s’avère pourtant tout aussi important pour elles que pour les femmes hétérosexuelles, en particulier pour le dépistage des cancers de l’utérus et du sein, d’autant qu’il semble exister des facteurs d’augmentation des risques pour de nombreuses lesbiennes (pas d’enfant, consommation d’alcool et de tabac plus importante que les femmes hétérosexuelles). Des études révèlent par ailleurs une ignorance des spécificités des lesbiennes chez les prestataires de santé et un postulat d’hétérosexualité quasi systématique, notamment pour les questions de contraception. « Ce postulat d’hétérosexualité, mais aussi parfois une vision de la sexualité des lesbiennes comme une sexualité sans pénétration, voire une non-sexualité, ne permet pas une prise en compte de leurs véritables besoins de santé », explique Coraline Delebarre. La crainte d’une discrimination, d’être mal à l’aise, voire de réactions hostiles, parfois attestées (10), semble également constituer un frein dans l’accès aux soins des lesbiennes, et peut mener à des diagnostics tardifs (11). Le rapport de l’Ilga souligne ainsi que la majorité des lesbiennes et bisexuelles ne révèlent pas leur orientation sexuelle à leur médecin, généraliste ou gynécologue. « Il faut former les professionnels de santé sur les questions lesbiennes, estime Clotilde Genon. Mais il faut également une solidarité associative. Au sein de la communauté gay, les lesbiennes souffrent également d’invisibilité. Il est nécessaire qu’elles se mobilisent davantage pour se faire reconnaître ». Brigitte Lhomond souligne par ailleurs que « la question de l’orientation sexuelle doit être systématiquement posée dans les enquêtes de santé, de façon routinière ». Il est bien en effet du devoir des pouvoirs publics de prendre enfin en compte la santé des lesbiennes.

Murielle Collet

(1) International Lesbian and Gay Association. La santé des femmes lesbiennes et bisexuelles, avril 2007.
(2) En France, il n’existe pas d’estimation sur la prévalence du VIH chez les lesbiennes.
(3) Les principales associations de lutte contre le sida refusent d’éditer la première brochure sur les lesbiennes et le VIH, créée à l’initiative de lesbiennes du journal Lesbia.D’autres brochures sont par la suite diffusées, notamment par Aides (in Brigitte Lhomond, Lesbiennes et VIH, une mise au point, Triangul’ère, 2003).
(4) L’étude du Center for Disease Control (1990) définit ainsi les lesbiennes comme des femmes ayant uniquement eu des relations avec des femmes depuis 1977.
(5) Selon ces études, principalement américaines, ces femmes ayant des rapports sexuels avec des femmes sont plus à risque d’être en contact avec le virus que les femmes ayant exclusivement des rapports hétérosexuels. In Brigitte Lhomond, Lesbiennes et VIH, une mise au point, Triangul’ère, 2003.
(6) B. Lhomond, op.cit
(7) B.Lhomond, La transmission sexuelle du VIH entre femmes, un arbre qui cache la forêt, 1996, Transcriptases. (8) Centres régionaux d’information et de prévention du sida.
(9) www.lecrips.net/L
(10) Enquête SOS Homophobie, 2003 : 44 % des lesbiennes sondées déclarent une expérience de lesbophobie lors de consultations gynécologiques.
(11) Selon l’étude de M.L Baldacci du CEL de Marseille, les lesbiennes consultent peu et sont diagnostiquées tardivement en cas de maladies.